Textes
retourner sur mes pas
Il y a dans cette exposition ce qui vient de lectures, de rencontres et de discussions marquantes, ce qui vient de circonstances infimes et aléatoires, ce qui vient d’avant la galerie, ce qui donne à notre programme sa consistance: nos imaginaires et tout ce qui surgit entre nous, au milieu, et qui trouve sa place.

CB: Parce que c’est elle·lui·elles·eux, parce que c’est nous. La raison n’a en effet pas grand chose à voir lorsqu’il s’agit de prendre la mesure de la force inexplicable qui unit des individus, dans un élan réciproque, jusqu’à effacer la couture qui les a joints, pour reprendre les mots très tendres de Montaigne envers La Boétie. Cette recherche de soi et de l’autre, nous la ressentons d’autant plus activement face à tous les modèles d’amitié que la galerie embrasse, à commencer par celle qui s’est développée avec toi, Isabelle, depuis 2009. Nous nous choisissons puis nous déposons chez l’autre, et inversement, des choses inquantifiables et inqualifiables, qui nous occupent pourtant beaucoup, nous mettent au travail et nous aident à créer en bonne compagnie. Cette exposition montre différentes manières de s’entr’aimer et d’accepter les rôles multiples que nous prenons et quittons grâce aux autres, grâce à celles et ceux qui comptent. Nous misons sur cet effet de contamination d’un discours amical/amoureux, « entraîné par sa propre force », selon les mots de Roland Barthes*, soutenu par les un·e·s et les autres, et d’où découlerait un système de relations bien plus complexes que nous ne l’imaginions d’abord. Tu as très tôt évoqué, dans les discussions amorçant ce projet, l’idée de relations obliques que l’exposition accueille et rend plus concrètes. Toutes les œuvres présentes sont créées pour et avec les autres. On invente à deux une langue pour matérialiser un émoi relayé par le paysage, qui l’accompagne sans le réduire, grâce à son extraordinaire mobilité (Lola Gonzàlez, Le langage et l'amitié, 2018). On filme la rue avec la contrainte de ne pas la voir directement, pourtant la vie s’infiltre partout, effaçant une autre couture, celle du cadre-signature, au profit d’une aventure guidée par la puissance du hasard (Ismaïl Bahri, Foyer, 2016). Je ne sais pas pour toi, mais pour moi, ces deux exemples sont déjà révélateurs du plaisir d’être ensemble et de produire des choses visibles, même si ce plaisir est fragile et altérable.

IA : Le travail de Lola témoigne en effet de cette vision collective et sentimentale du processus de création qui va bien avec le climat de cette exposition et les causes communes que nous adoptons à travers la galerie. Il ne s’agit pas que d’amitié entre humains mais aussi de l’affection que nous avons pour les œuvres, ces ami·e·s inanimé·e·s. Jean-Charles de Quillacq nous a transmis ces dernières années son appétence pour des œuvres qui deviennent des partenaires devant lesquels on pleure, des collègues qu'on remplace dans un principe d'équivalence, ou des objets que l'on chérit jusqu'au désir sexuel... Sa présence dans l'exposition nous permet de faire le lien avec l'amitié telle qu'en parle Foucault dans un entretien paru dans Gai Pied en 1981**: le philosophe interprète les rapports affectifs entre hommes, ou entre femmes, comme des "virtualités relationnelles" tracées "en diagonal dans le tissu social", plaçant l'accent non sur les désirs que la révolution sexuelle aurait libérés mais sur une potentialité de plaisirs multiples. L'Amitié était aussi le titre d'une des premières revues défendant les droits des homosexuel·le·s en France dans les années 1920, titre qui aurait été imposé par Claude Cahun, sa rédactrice en chef de l'ombre, pour se substituer au titre original, Inversions. L'amitié porte en elle un modèle de société oblique, non pas d'individus côte à côte tournés vers la consommation mais de liens rhizomatiques fondés sur le plaisir d'être ensemble. Un plaisir moins « institutionalisable » que l’amour peut-être. Un endroit de plus grande liberté, où on ne voudrait voir aucun intéressement.

CB: Comment ne pas s’altérer par le langage? Comment laisser bruire librement ce haut degré d’abstraction qui unit deux individus conscients de s’accorder pour produire autre chose que des rites mondains? Dans la perspective de se sentir libre de montrer ce qui existe sans les mots, je songe à cette vidéo dans laquelle Virginie Yassef et Julien Prévieux mangent un arbre au beau milieu de la forêt (L’arbre, 2008). L’arbre joue ici un rôle décisif puisqu’il donne une solidité corporelle au rapport entre ces deux personnes qui ne s’achève pas avec la fin du geste. Je me sens libre à mon tour d’y voir une allégorie de l’amitié, soit une possible leçon quant à la méthode à suivre pour créer à deux, avec la possibilité que le poids des choses rende par ailleurs le langage plus léger et l’altération (ou la soustraction de matière) épanouissante. Aurélie Férruel et Florentine Guédon sont elles-mêmes très habiles quant à la possibilité de restituer une forme de légèreté face à l’expérience de la lourdeur des choses. J’ai le souvenir d’une performance pour laquelle leurs têtes devaient parfaitement se synchroniser, autant pour porter que pour faire s’incliner un plateau de bois arrondi et décoré, sorte de coiffe rigide et encombrante que l’on ne se risquerait pas à soulever seul·e. Pour l’exposition, chaque objet ou sculpture porte la marque extérieure ou cachée d’une vie symbiotique et féconde, celle d'un duo dont le travail consiste à spéculer sur l’existence et les fondements d’une relation basée sur la transmission. Ferruel et Guédon pourraient être amies avec Valentine Schlegel qui par le passé "piochait la terre ou piochait un mur"***, fabriquait des objets simples et utiles, souvent à l’endroit même où elle se fournissait en matériaux, c’est-à-dire dehors, dans les herbes ou sur les plages. Même si les œuvres de l’exposition ont des présences et des adresses fortes, elles mettent en avant des manières d’être artiste qui ne correspondent pas à un désir de rayonnement personnel, impérieux ou angoissé. Il s’agit plutôt de trouver d’autres définitions possibles, ce que l’on pourrait considérer comme des filiations imaginaires qui disent l’affect et la jouissance de comprendre et d’être compris·e.

IA : oui, Pauline et Renate font souvent référence aux « ami·e·s du passé » qui les accompagnent au quotidien : elles construisent des lignées subjectives qui leur permettent de rassembler des communautés freak et féministes à travers le temps. Leur film Opaque (2014) est fondé sur « L’ennemi déclaré », un texte de Jean Genêt dont le travail militant incarne l’énergie politique que l’on peut puiser dans les relations amicales et sexuelles. Les photographies de Donna Gottschalk qui documentent les vies de femmes vivant avec des femmes, engagées dans la révolution lesbienne aux Etats-Unis dans les années 1970, fait ressortir dans l'exposition cette complicité quotidienne qui nourrit les idéaux partagés et renforce la volonté de les réaliser pour la société entière. Que ces relations amicales s’exercent entre pair·e·s, de façon inter-générationnelles ou qu’elles s’étendent à travers les âges, il y a comme un répit à trouver en quelqu’un·e d’autre l’écho de ses propres questionnements. L’autre, l’ami·e, est un miroir de soi comme un modèle pour une construction personnelle : c’est ce qu’on peut entrevoir de la relation entre Hélène Bertin et Valentine Schlegel, Hélène ayant mis son travail au service d’une réception contemporaine de son aînée depuis plusieurs années. L’œuvre qui en résulte, La faiblesse des os (2019), un contenant qui accueille les fèves de la céramiste est une structure plus qu’un objet, dans laquelle projeter nos propres liens. Notre exposition est aussi l’occasion de considérer l’espace de la galerie dans ce qu’elle produit pour nous de familier et d’amical : en recouvrant le sol de l’espace d’exposition d’une pièce d’Aurélien Froment et Ryan Gander et en laissant les murs de notre bureau à une peinture murale de Renée Levi, nous laissons ces liens d’amitié nous envahir. La pièce de Gander et Froment est pour moi très chargée sentimentalement : elle marque le début de l’aventure de deux jeunes artistes aux Laboratoires d’Aubervilliers (Of Any Actual Person, Living or Dead, 2005) et ce qui nous a marquées toutes deux lorsque nous avons élaboré le projet de la galerie. Cette exposition c'est donc aussi des histoires personnelles indissociables de la compréhension et de l’accompagnement des processus de travail de cette génération d’artistes, la nôtre.
« On nous a fait à une idée neutre de l’amitié, comme pure affection sans conséquence. Mais toute affinité est affinité dans une commune vérité. »****

* Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Éditions du Seuil, Paris, 1977
** Michel Foucault, "de l'amitié comme mode de vie" http://1libertaire.free.fr/MFoucault174.html
*** Valentine Schlegel, Je dors, je travaille, édité par Hélène Bertin, Charles Mazé & Coline Sunier, Éditions du CAC Brétigny, 2017
****Comité Invisible, L’insurrection qui vient, Édition La Fabrique, 2007